L'incendie est dans la caserne

Travaillez plus qu'il a dit, vous gagnerez plus.
 
Mais qu'allons-nous y perdre?

Peut-être une part importante de notre discernement, le fondement même de notre travail.

Je suis éducateur spécialisé depuis 9 ans; dans un service d'AEMO judiciaire depuis plus de 4 ans. C'est le Juge qui décide de mon intervention auprès d'un enfant, lorqu'il a été repéré en danger dans sa famille. La décision s'impose aux parents; autant dire que je suis rarement reçu à bras ouvert. Il me faut gagner la confiance, et parfois proposer des mesures de protection hors du milieu naturel. Placer comme on dit. 
 
Mon métier est psychiquement éprouvant. Je suis confronté en permanence, à la misère sociale, à la violence faites aux enfants, qu'elle soit physique ou psychologique, quand ce n'est pas l'atteinte à l'intégrité physique. Je souffre de la méconnaissance de mon travail par l'opinion publique (largement entretenue par les médias) et de la pression de plus en plus forte de la société qui s'appuie sur mon intervention pour "régler" les problèmes, comme si j'étais un magicien, un pompier du social capable d'éteindre l'incendie.
Je n'ai pas droit à l'erreur, parce que le lynchage médiatique me guette, parce j'ai une conscience professionnelle et que des vies humaines sont en jeux; celles des enfants bien sûr, mais la mienne également, celles de ma famille.
 
L'erreur est humaine, mais il est des professions où elle fait plus de dégâts.
la mienne en fait partie.
 
Je suis réfèrent de 30 enfants dans une quinzaine de familles. Quoiqu'on en dise, j'assume seul la responsabilité de ces enfants. Les décisions que prend le Juge ne dépendent que de mon seul témoignage.  Comment peut-on prétendre décider de l'avenir d'un enfant dans sa famille en étant présent que quelques heures par mois? Comment peut-on affirmer protéger un enfant sans se prémunir soi-même de la charge émotionnelle inhérente à cette fonction? Car dans le lien provisoire qui m'unit à lui, l'enfant va, parfois, transférer une partie de ses affects. À moi de m'en débrouiller et de maîtriser cette relation "affective" plutôt que de la mépriser, parce qu'elle me ferait peur, peur d'être submergé et de me laisser aller moi-même à l'émotion. 
 
Mais comme le pompier devient pyromane à force d'éteindre le feu, l'accumulation de situation de danger altère le discernement de l'éducateur et peut le conduire à voir du danger partout; pire encore l'ignorer, par négligence ou par sécurité, comme pour se préserver de l'indicible.
 
La réforme de la protection de l'enfance de mars 2007 va inévitablement conduire les services d'AEMO judiciaire à ne gérer que les situations les plus extrêmes; celle donc où je serai le plus exposé.
 
Dans ce contexte, travailler plus sera d'autant plus dangereux.
 
Moi, je ne veux pas travailler plus. Je voudrais travailler mieux, avoir les moyens d'exercer ma mission, correctement. Et ce n'est pas en rémunérant mes heures supplémentaires que l'envahissement psychique auquel je suis confronté quotidiennement va se réduire, bien au contraire. Et ce qui caractérise une mission de service public, c'est l'égalité de traitement; c'est ce qui garantie que nous restons au service du public.

En instaurant le paiement des heures supplémentaires et les primes au mérite, ne risque-t-on pas de se servir avant tout?
 
Si on commençait par travailler mieux, en se dotant notemment d'outils d'évaluation appropriés ne relevant pas seulement du seul ressenti de l'éducateur. On éviterait ainsi certains placements qui résultent de l'incapacité, souvent légitime, de l'éducateur à gérer la situation in situ. Légitime, parce que la charge de travail déjà importante ne permet pas à l'éducateur d'intervenir suffisament régulièrement pour réduire le danger. Le placement pallie à notre insuffisance de moyen.
Illégitime, parce que le pouvoir que nous attribue notre fonction, l'absence de regards croisés et la charge émotionnelle altèrent inévitablement notre jugement. 
 
 
je travaille dans l'humain; ma mission ne peut en aucun cas être soumis à des règles de rentabilité ou d'efficacité quantifiable. L'action sociale demande du temps, mais pas du temps pour faire plus, mais faire mieux.  Nous devons faire preuve de probité, avant tout envers nous-même. Accepter le regard de nos pairs pour atténuer l'effet d'une toute puissance qui nous aveugle. Accepter le "désaveu" d'un Juge qui ne suivra pas nos recommandations à la lettre. Reconnaître nos limites et ne pas tenter de les contourner dans l'espoir d'augmenter son pouvoir d'achat et réduire ainsi sa faculté d'analyse.


Je ne suis ni magicien, ni pompier, mais encore moins pyromane.




 

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25.11.08


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